Interpellation Joëlle Minacci – Un retour sur la politique des quatre piliers implémentée dans le Canton de Vaud
Le deal de rue occupe régulièrement l’espace politique et médiatique dans le Canton avec un regard répressif prédominant (annonces d’augmentation des interventions policières, mesures d’éloignement de périmètre, propositions de dispositifs de vidéosurveillance, construction de prison, renvoi des personnes, etc.).
Le deal de drogue s’inscrit dans la problématique plus large des addictions. La Stratégie Nationale Addictions et, en particulier, la politique des quatre piliers, constitue la base de l’action cantonale dans ce domaine. Cette politique comporte deux caractéristiques. Premièrement, elle ne se concentre pas seulement sur les drogues illégales et englobe l’ensemble des comportements addictifs. Deuxièmement, les consommateur·ice·s ne sont plus considérés comme des criminel·le·s et la toxicodépendance est reconnue comme une maladie. En d’autres termes, la problématique des addictions concerne la société dans son ensemble et non les individus pris isolément.
Ce changement de point de vue consiste en un élargissement de la perspective sur les drogues, autrefois vues simplement comme un vice ou délit individuel, aujourd’hui comme un comportement induit largement par les « conditions générales offertes par la société ». Cette perspective a permis de résoudre la grave crise des opiacés dans les années 1980-1990 (on pense spécifiquement à la situation zürichoise).
La politique fédérale des quatres piliers s’appuie sur la prévention, la thérapie, la réduction des risques, la réglementation et l’application de la loi. Historiquement, la politique des quatre piliers a été développée non pas pour garantir une application stricte de la LStup, à l’époque uniquement répressive, mais pour compléter celle-ci, incapable de faire face à la crise des opiacés. L’intégration de mesures abordant le problème des drogues sous un angle social plutôt que répressif a fait ses preuves.
Comme le démontre le rapport du Conseil Fédéral sur l’avenir de la politique suisse en matière de drogue, le modèle répressif dur n’est pas souhaitable. Celui-ci coûte non seulement extrêmement cher mais surtout s’avère avoir des répercussions négatives. Un modèle purement répressif a pour effet d’augmenter les risques sanitaires liés à la qualité des substances ; d’isoler socialement les consommateur·ice·s en stigmatisant leur addiction et de faire perdre tout contrôle sur le marché.
En matière de répression, la situation vaudoise actuelle est particulièrement préoccupante. Alors même que le principal objectif de la politique des 4 piliers est d’élargir les champs d’actions au-delà de la répression, des dires du CE, « l’aspect répressif a été une priorité par rapport aux autres stratégies des 4 piliers ». Tant et si bien qu’il se heurte aujourd’hui à ses propres limites : lenteur de la chaîne pénale, surpopulation carcérale, persistance du deal de rue.
D’une part, la question de la disproportion des moyens mobilisés pour la répression se pose. Comme il atteint ses limites logistiques et techniques, il est évident que l’axe répressif tel qu’il est appliqué n’offre pas de solution à long terme. Une stratégie plus transversale doit par conséquent être mise en place. Celle-ci passe nécessairement par des investissements plus importants dans les autres piliers, mais aussi par une meilleure coordination des différents champs d’actions. En effet, la stratégie fédérale ne manque pas de le rappeler, la consommation de drogue n’est pas un simple acte illicite isolé mais le résultat d’une multitudes de facteurs sociaux qui « engagent la société toute entière ». Ainsi, non seulement le développement d’autres réponses que la répression, mais aussi toutes politiques qui améliorent les conditions de vie en société ont une influence sur les addictions, dont spécifiquement la consommation de substances illicites. Le développement du filet social permet lui aussi d’éviter le développement des conditions socio-économiques propices à la consommation et au trafic de petite envergure.
D’autre part, une meilleure coordination des autres piliers conduit à une reconsidération de la signification de la répression. Actuellement, comme en témoigne l’opération STRADA, le pilier répression consiste d’abord en l’augmentation de la quantité et de l’efficacité des arrestations et des condamnations de petits trafiquants. En plus de mobiliser une masse considérable de moyens logistiques, bureaucratiques et juridiques, cette approche a un effet limité. Le marché noir s’adapte rapidement et ne disaparaît pas, voir se renforce en s’organisant contre les interventions policières. Force est de constater que cette méthode ne porte pas ses fruits et risque sur le long terme d’avoir des effets contre-productifs. Pis, selon l’analyse des réponses au deal de rue à Lausanne par l’École des Sciences Criminelles, la situation est telle qu’elle induit une « pression sociale, médiatique, et politique » disproportionnée sur la police, dont on attend qu’elle résolve un problème qu’elle ne peut raisonnablement résoudre.
Pour satisfaire ces attentes populaires et politiques, la police est incitée à « arrêter un dealer, et saisir la quantité de drogue qu’il détient, [plutôt] que de s’assurer de la tranquillité et de l’accessibilité de l’espace public ». L’approche préconisée par l’étude et consistant plutôt à « occuper l’espace » est insuffisamment appliquée. Pourtant, elle s’avère particulièrement efficace pour répondre au principal problème attribué au deal de rue : le sentiment d’insécurité. Des dires mêmes des policier·ères, la distinction entre ces deux approches est confuse en leur sein.
En outre, la Stratégie Nationale Addictions ne se résume pas au quatre piliers. Elle intègre également quatre champs d’action transverses : la coordination, la connaissance, la sensibilisation et la politique internationale. La mise en réseau et la collaboration des différents acteurs sont des aspects particulièrement critiques dans notre canton et dont l’insuffisance ressort à plusieurs reprises. Sortir de la logique simplement punitive de la police, ou comme le résume l’ESC « apprendre à gérer le trafic de drogue plutôt que de simplement le combattre », est indispensable pour l’intégrer dans une coordination plus large.
A la suite de l’appel des communes de Vevey, Yverdon et Lausanne, le Conseil d’Etat a annoncé prendre des mesures dans les champs répressifs et sociosanitaires, mais ce sont principalement les mesures répressives qui ont depuis fait l’objet d’une visibilité accrue, que cela soit en termes d’annonces et de bilan. La présente interpellation souhaite un retour plus global et détaillé sur la mise en œuvre de la politique des quatre piliers avec un retour également sur les mesures proposées par le Conseil d’Etat.
J’ai donc l’honneur de poser au Conseil d’Etat les questions suivantes:
- Quels sont les coûts estimés de chacun des quatre piliers de la stratégie addiction dans le canton de Vaud ?
- Une analyse du rapport coûts / résultats de chacun des piliers existe-t-elle ?
- Si oui, quelles en sont les conclusions ?
- Comment le CE interprète-t-il le rôle de la police dans la stratégie des quatre piliers ?
- Comment le CE entend-il intégrer la police dans une stratégie coordonnée contre les addictions ?
- Le CE entend-il renforcer la politique des quatre piliers malgré le contexte budgétaire de restrictions, en regard des situations vécues par plusieurs villes du Canton?
- Vu le constat du constat du Conseil d’Etat en 2022, à savoir que le volet répressif avait atteint ses limites et qu’il fallait désormais davantage investir les autres piliers, avec quelle vision et stratégie entend-il déployer la politique des quatre piliers, en regard des situations et expériences de terrain vécues par plusieurs communes du Canton et de la Stratégie Nationale Addictions ?
Références
- Stratégie Nationale Addictions 2017-2024 (prolongé jusqu’en 2028). Berne : Office fédéral de la santé publique, novembre 2015. https://www.bag.admin.ch/dam/bag/fr/dokumente/nat-gesundheitsstrategien/nationale-strategie-sucht/stategie-sucht.pdf.download.pdf/Strat%C3%A9gie%20nationale%20Addictions.pdf.
- Avenir de la politique suisse en matière de drogue. rapport du Conseil fédéral en réponse au postulat 17.4076, Rechsteiner Paul, 12.12.2017. Berne : Conseil Fédéral, 28 avril 2021. https://www.bag.admin.ch/dam/bag/fr/dokumente/npp/sucht/drogenpolitik/bericht-po-rechsteiner.pdf.download.pdf/bericht-po-rechsteiner.pdf.
- Esseiva Pierre, Burkhart Christine, Zobel Frank. Rapport Deal de rue, une comparaison des approches développées dans trois villes suisses vis-à-vis de la vente de stupéfiants dans l’espace public. Lausanne : École des Sciences Criminelles, 19 décembre 2018. https://grea.ch/wp-content/uploads/files/rapport_sur_le_deal_de_rue_lausanne.pdf.
- EMPL modifiant la Loi pénal vaudoise du 19 décembre 1940 et réponses aux interventions parlementaires «deal de rue» (21_LEG_120). Lausanne : Conseil d’État VD, septembre 2018. https://sieldocs.vd.ch/ecm/app18/service/siel/getContent?ID=2074949.