Désirer
Décroître

S’il y a une leçon à garder du confinement qui dure, si la covid-19 nous enseigne quelque chose, c’est surtout à quel point le système d’approvisionnement à flux tendu, la marchandisation des ressources naturelles, le harcèlement de la biodiversité par nos activités industrielles et la culture de l’instrumentalisation de l’humain par l’humain nous précipitent jour après jour plus sûrement dans l’impasse. Cette impasse, des millions de personnes la ressentent aujourd’hui dans leur chair : entre les murs de leurs appartements, les couloirs des hôpitaux… La situation catastrophique draine son lot d’injustices, en même temps qu’elles les révèlent. Oublier, ce serait oublier les gens qui en souffrent. Une fois vaccinées et vaccinés devra-t-on balayer tout cela ?
Ce n’est peut-être que la partie émergée de l’iceberg. Et si les raisons de l’émiettement de notre monde commun étaient plus profondes ? L’économiste Gaël Giraud, entre autres, évoque aujourd’hui la perte générale d’un horizon de sens. Il désigne par là la lente désintégration par le productivisme de principes collectifs et fédérateurs susceptibles de nous rassembler autour de la vision d’un avenir auquel croire. Or toute croyance prend appui sur le désir qu’elle suscite chez celles et ceux qui s’engagent à la faire advenir. Désir, croyance et engagement forment un trio, un tressage. Le plus inextricable, le plus opératoire.

Maintenant que faire ? demande le philosophe Alain Badiou dans son dernier livre. D’abord décrire, essayer de comprendre. Le stratagème le plus sournois de la modernité industrielle (et de la course au pouvoir d’achat qui en est la célébration), c’est de se faire passer jour après jour pour un horizon de sens désirable. C’est de nous faire oublier justement qu’aucun avenir commun ne se niche dans les pratiques de consommation effrénées, qu’aucune vision durable et vivable ne peut naître des images de l’Amazonie défrichée, de l’Australie calcinée. Les grandes surfaces sont vides de sens, et c’est ce vide qui surgit et nous effraie tellement quand on trouve les boutiques portes closes. Le consumérisme a réduit le désir d’avenir commun à une pauvre pulsion égotique pour des choses. C’est sa seule stratégie, son unique promesse…et sa plus grande escroquerie. Car nous pouvons réapprendre à désirer.

Réapprendre le désir pour l’avenir ne va pas sans une remise en cause radicale (au sens de « racine », « d’originel ») du mode de vie aliénant qui nous entrave. Face à cet inconnu, nous sommes forcément débutantes et débutants. Il faudra explorer, combattre, argumenter. Quel est ici le rôle de la décroissance ? Celui d’incarner une alternative, une puissance patiente de déconstruction, de démantèlement face à l’hégémonie du « Monstre », comme l’appelle Alain Badiou. Celui encore de fédérer les modes de lutte : mouvements sociaux, militantismes, solidarités… toutes ces formes d’engagement pour le commun qui participent au tissage d’un horizon de sens vivable et résilient. La critique que la décroissance mène de la colonisation de nos lieux de vie par la privatisation marchande et la consommation la situe au plus près du réapprentissage dont nous avons besoin.

Décroître, au fond, c’est faire de la place pour un avenir sensé. C’est aménager un espace physique et psychique au sein duquel créer de nouvelles relations au « Terrestre », comme l’appelle un autre philosophe, Bruno Latour. N’est-ce pas à dire que désirer c’est décroître, et décroître désirer ?

Colin Pahlisch, candidat au Conseil communal avec le mouvement décroissance alternatives da.

références citées dans l’article :
Gaël Giraud, « Le nihilisme de l’après-pétrole », Esprit, mars/avril 2014 (disponible ici : https://esprit.presse.fr/article/gael-giraud/le-nihilisme-de-l-apres-petrole-gael-giraud-37783
Alain Badiou, « Trump », Paris, PUF, 2020
Bruno Latour, « Où atterrir », Paris, La Découverte, 2017