Un monde sans infirmière ou sans trader ?
Des métiers essentiels, d’autres non.
La crise sanitaire aura eu le mérite de nous rappeler qu’il y a des métiers indispensables et d’autres qui le sont moins. Infirmières et aides-soignantes, employées de commerces de détail ou de structures d’accueil, personnel de nettoyage des hôpitaux ; tous ces métiers majoritairement féminins ont montré qu’ils étaient essentiels à la bonne marche de la société. A l’opposé, nul besoin d’être écrivain de science-fiction pour imaginer un monde sans trader, avocat fiscaliste ou promoteur immobilier, métiers plutôt masculins. Comment expliquer alors que les premières sont bien moins rémunérées et valorisées que les seconds ? Loin d’être une question de qualification ou d’utilité sociale, cette disparité est liée au fait que le travail des femmes a été occulté par le libéralisme économique. Ce qui permet de discuter de pistes pour renverser cet état de fait (on peut déjà révéler que cela ne passe ni par le renouvellement des applaudissements du soir, ni par une simple prime de salaire).
Le diner d’Adam Smith, ou comment le travail des femmes a été occulté par le libéralisme économique.
Dans son essai intitulé Le diner d’Adam Smith, la journaliste suédoise Katrine Marçal montre comment les théories économiques classiques ont oublié les femmes. Elle introduit son essai en prenant pour exemple Adam Smith (1723-1790), un des pères du libéralisme économique. L’écossais voyait dans l’intérêt égoïste non seulement le moteur de l’économie, mais également celui de l’action humaine. Dans son ouvrage « La richesse des nations », il prenait comme exemple son repas du soir : pour bien manger, il ne comptait ni sur l’altruisme, ni sur la bonté du boucher et du boulanger, mais sur leur intérêt à maximiser leur profit. Cette motivation égoïste les poussait selon lui à faire le meilleur pain possible à un prix concurrentiel. Mieux encore : la fameuse main invisible agencerait les différents intérêts égoïstes de chacun pour concourir au bien de la société.
Cette théorie occulte une dimension primordiale : le repas est préparé et servi tous les soirs par la mère d’Adam Smith, qui ne le fait pas pour son propre intérêt mais par amour. Il en est de même pour toutes les activités laissées aux femmes : les tâches domestiques, l’éducation, les soins, etc. Ainsi on comprend mieux pourquoi les professions qui font appel à ces qualités féminines sont mal rémunérées : le système sous-entend qu’elles vont de soi, qu’elles sont liées à la nature désintéressée, altruiste et aimante des femmes. Alors le modèle économique basé sur l’intérêt ne tient pas grâce à la main invisible, mais grâce au sexe invisible.
Adam Smith était probablement un bon fils, aimant et reconnaissant. Peut-être même applaudissait-il sa mère chaque soir, comme nous le faisons avec les métiers en première ligne face au virus ? Merci maman de m’avoir préparé ce bon petit plat, merci chérie de repasser les chemises, merci de penser aux rendez-vous chez le pédiatre, aux lessives, aux courses. Merci de faire tout ce qui est nécessaire pour que je puisse exercer un travail, un vrai ; un travail bien rémunéré et considéré.
L’utilité sociale de la femme de ménage contre celle du trader.
En 2008 une étude a comparé l’utilité sociale de plusieurs métiers en tenant compte de toutes les conséquences directes et indirectes de l’activité. L’étude montre par exemple que les nettoyeur·euses des blocs opératoires, en faisant partie d’une chaîne de prévention des infections contractées à l’hôpital, rapportent davantage à la société que les spécialistes en marketing. Certaines professions ont même une utilité sociale négative : les avocats fiscalistes font perdre des millions aux collectivités (les Panama Papers sont là pour le rappeler) et les traders sont à l’origine de crises économiques – qui, selon un rapport de l’OCDE, touchent davantage les femmes que les hommes. Malheureusement, notre société ne valorisant que le PIB, ces conséquences indirectes ne sont jamais prises en compte. Dans cette vision-là, raser une forêt fait augmenter le PIB (salaire des bûcherons, vente de la matière première, construction d’un complexe hôtelier ou d’un élevage intensif de bovins pour l’exportation), même si cela a des conséquences extrêmement négatives sur l’environnement et sur l’économie à moyen terme. De l’autre côté, un potager participatif urbain fait baisser le PIB : les participants ne sont pas rémunérés et sont moins dépendants des grandes surfaces pour se nourrir, alors que cette activité crée des liens sociaux, augmente la résilience locale et préserve l’environnement.
Que faire aujourd’hui ?
Il est indispensable de valoriser les métiers dont nous avons parlé. Cette revalorisation ne peut pas faire l’impasse sur une remise en question de l’austérité à laquelle est soumise le service public, notamment celui de la santé, ni sur la renégociation des conditions de travail avec les syndicats concernés. Il faut également prévoir suffisamment de places d’accueil pour les enfants afin que les parents puissent concilier vie de famille et vie professionnelle, sans toutefois péjorer les conditions de travail au sein des structures d’accueil, où la proportion des femmes est encore très importante. Ces mesures sont réalistes et dépendent de choix politiques. Ainsi, les milliards distribués sans contrepartie aux compagnie aérienne aurait pu servir d’autres fins.
Et pour aller plus loin ?
De même que l’intérêt n’est pas le seul moteur de nos actions – pensons à l’amour, à l’altruisme, à la solidarité, au besoin de reconnaissance – la croissance n’est pas une fin en soi. Il est urgent de tracer d’autres voies économiques et de reconnaître la place des dimensions non-utilitaristes et essentielles de la vie – culturelle, artistique, affective, spirituelle, philosophique, citoyenne, altruiste – qui pourraient être développées réellement sans limites et sans péril pour la planète.
Pas d’avenir sans décroissance !