Conseil communal de Vevey: après un refus d'entrée en matière

Un débat tronqué pour une grave décision

Comme relevé dans un article précédent sur ce site, la Constituante puis le peuple ont décidé en 2003 que certaines églises, essentiellement les deux églises chrétiennes historiques, catholique et protestante, seraient largement soutenues, alors que d'autres communautés religieuses n'auraient droit à rien. La proposition de faire bénéficier la communauté musulmane d'un prêt sans intérêts était une façon de compenser un peu, au niveau communal, cette inégalité de traitement.

Au terme d'un débat tronqué, la majorité du Conseil communal a décidé de ne pas entrer en matière, tout en protestant de ses meilleures intentions à l'égard de cette communauté. Le sens d'une non-entrée en matière dans ce contexte est qu'il est nécessaire et possible de trouver une autre solution que celle proposée par le préavis de la Municipalité. Or tous les partis étaient représentés dans la commission qui a étudié cet objet. Etrange que parmi eux certains ne découvrent qu'au moment du débat d'ensemble que ce préavis est décidemment trop mal ficelé pour faire l'objet d'un vote sur le fond ! Pourquoi ne pas l'avoir constaté et dit plus tôt ? Pourquoi ne pas avoir demandé une deuxième séance, exploré d'autres pistes ? Encore une fois, on se rend compte que l'islam n'est pas près d'être considéré comme n'importe quelle autre religion ! Une part non-exprimée et irrationnelle subsiste, sans parler d'un manque de courage face aux supposées réticences de la population.

Quant à l'idée que cette décision a un impact moindre qu'un refus sur le fond, on peut en douter. La communauté musulmane n'a pu que le ressentir comme un refus, et ceux qui y étaient opposés sur le fond comme une victoire. Les exégètes de la non-entrée en matière restent une petite minorité, bien au courant des subtilités réglementaires et parlementaires…

Quelques commentaires qui tentent de donner divers éclairages rationnels sur la question.

Traiter du prêt à la fondation islamique sans parler de religion ?

De divers horizons, y compris de la part de la Municipalité rédactrice du préavis, l'exhortation est venue de ne pas parler de religion dans ce débat. C'est une absurdité, sur deux plans:

Tout d'abord, si la Fondation islamique du district de Vevey souhaite un prêt sans intérêt, ce n'est pas parce qu'elle serait incapable de payer ces intérêts. En témoigne le fait qu'elle a remboursé le prêt de 800'000.– contracté pour l'achat des locaux en 2 ans. Elle est convaincue – et ce n'est pas au Conseil communal de dire si c'est à tort ou à raison – que l'islam lui interdit, sauf cas de force majeure [1], d'emprunter avec intérêt. Et si elle s'est adressée à la commune, c'est justement pour la raison que c'est la seule institution qui puisse lui accorder un tel prêt, et qui puisse aussi garantir de ne pas jouer sur cette dette pour intervenir au jour le jour dans le fonctionnement de la communauté (ce que certains donateurs ont déjà tenté de faire). Dès lors proposer que la commune accorde certes un prêt, mais avec intérêt, relève au mieux de l'incohérence, au pire de la tartufferie.

D'autre part, dès lors que le préavis et ses annexes accordaient une large place à ce problème, il était impossible de revenir en arrière, et de faire comme si on proposait de soutenir une banale association à but social ou sportif. Au travers et autour de cette proposition, la question de la place de la religion musulmane et de ses fidéles dans notre société est posée. Mieux vaut l'affronter clairement que de chercher lâchement des chemins de traverse.

Et la finance islamique ?

Les banques islamiques et la finance islamique ont été invitées dans la discussion, et ceci de façon contradictoire. D'une part, elles servaient à renvoyer la Fondation islamique du district de Vevey à ses «frères en religion» pour obtenir le prêt qu'ils voulaient, qui serait «par définition» conforme à l'Islam. D'autre part, le fait que ces institutions pratiquent de fait le prêt avec intérêt servait à discréditer le «principe» dont se réclamait la Fondation, et à suggérer que ça lui serait parfaitement possible de s'adapter et de prendre un prêt dans n'importe quelle banque.

Cela n'est pas très sérieux. Tout d'abord pour la simple raison qu'aucune banque «islamique» établie en Suisse ne pratique le prêt hypothécaire, et que telle est la demande (le bâtiment est la seul garantie possible du prêt). Et aussi parce que ces institutions financières dites «islamiques» contournent souvent les préceptes religieux, et pratiquent des formes camouflées d'intérêt; ce qui leur vaut d'être condamnées par de nombreuses autorités en matière d'interprétation du Coran. [2]

Ainsi donc, comme nous l'avons affirmé, tant que l'on en reste à se poser la question sous la forme d'un prêt, il n'y a pas de tierce solution: malgré les «Yaka être inventif» lancés par les partisans de la non-entrée en matière, un prêt ne peut être qu'avec intérêt ou sans intérêt…

Tu es intérêt, et sur cet intérêt nous avons bâti notre civilisation…

Pardonnez le pastiche, voire le blasphème ! Mais comment ne pas y songer quand on lit le rapport de minorité, selon lequel le prêt avec intérêt est un des fondements de notre civilisation, un principe auquel il ne faut pas déroger, ce qui justifie le refus du prêt à la fondation islamique tel que proposé ? Les rédacteurs de la Loi sur la reconnaissance des communautés religieuses n'avaient pas pensé à ajouter ce critère à la liste pourtant nombreuse de ceux qu'ils ont estimés nécessaires pour encadrer cette reconnaissance. A notre tour de nous interroger sur la compétence communale de durcir la loi cantonale (voir ci-dessous Vive l'autonomie communale !).

Et pour rester sur le terrain religieux, les auteurs du rapport de minorité semblent ignorer, bien que l’un des signataires soit membre du PDC, que dans la tradition catholique, le prêt avec intérêt est interdit, et que le droit canon le condamnait jusqu’en 1830 [3] ! Il est clair que des accommodements ont tôt existé avec la doctrine catholique, comme aujourd’hui au sein de l’Islam. Qu’expriment ces accommodements ? Rien d’autre que le refoulement des principes religieux sous la pression de l’appât du gain, ou, pour rester biblique, la victoire de Mammon sur Dieu ! Faut-il vraiment s’en réjouir ? Est-ce notre rôle en tant que Conseil communal de pousser tous les musulmans à s’adapter plus vite encore à la finance triomphante ? Ou pouvons-nous au moins reconnaître à certains d’entre eux, et en particulier à nos interlocuteurs dans cette affaire, le mérite d’avoir encore des convictions sincères et bien ancrées ?

Vive l'autonomie communale !

Comme le relève le rapport de minorité, les conclusions du préavis proposaient effectivement, surtout si l'on n'en retranche pas l’engagement à «respecter l’ordre juridique suisse», une forme de reconnaissance, sur le plan communal, de la communauté musulmane. C’est le pendant de la démarche qui est en cours, sur le plan cantonal, par diverses communautés dont la musulmane, pour être reconnues selon la Loi sur la reconnaissance des communautés religieuses et sur les relations entre l'Etat et les communautés religieuses reconnues d'intérêt public.

Mais les auteurs dudit rapport y voient un mal et une usurpation des compétences cantonales. Or rien dans les lois vaudoises sur les relations entre le Canton et les églises et communautés religieuses n'interdit aux communes de prendre des intitiatives dans ce domaine, et de mener des actions complémentaires. En quoi ce pas communal serait-il contradictoire avec le cheminement cantonal ? Que cet argument vienne des habituels défenseurs de l’autonomie communale laisse songeur.

Soutenir ou remodeler ?

La Loi sur les relations entre l'Etat et les Eglises reconnues de droit public exige, entre autres, que la structure de la communauté soit démocratique et que l'égalité hommes-femmes soit respectée. Et pourtant, le Grand Conseil n'a pas exigé que les prêtres soient nommés par les paroisses (et non par une hiérarchie tout sauf démocratique), ni qu'il y ait des femmes prêtres ! Malgré le soutien massif mentionné plus haut, on laisse l'église catholique être elle-même, et l'Etat, à tort ou à raison, n'intervient pas sur des points que cette église considère comme des principes fondamentaux.

Pourquoi en serait-il différemment pour la communauté musulmane ? Tout un chacun, ou presque, a affirmé avoir les meilleures intentions à son égard, et vouloir la soutenir. La question posée est: voulons-nous la soutenir telle qu'elle est, telle qu'elle se veut, ou doit-elle renier certains de ses principes pour avoir droit à notre «générosité» ?

Une polémique inversément proportionnelle à la somme en jeu

Le taux d'intérêt moyen de la dette de Vevey est de 2,96%. Si on l'arrondit à 3%, le manque à gagner pour la commune, c'est-à-dire la différence entre 3% et 0% aurait été de 31'500 francs par an en moyenne pendant 20 ans, dans le cas d'un remboursement de 100'000.-- par an comme proposé par la majorité de la commission (et non de «50'000.-- à 60'000.-- par an» comme l'indique 24 heures).

En supposant qu'on écarte les «corvées» prévues dans le préavis (compensant par des services ces intérêts non payés), et qu'on considère la prise en charge des intérêts comme une subvention, celle-ci n'aurait rien eu d'exceptionnel. Elle aurait représenté 1fr.70 par an et par habitant·e de Vevey. Pour comparer avec les religions «reconnues»:
- le canton de Vaud a versé, en 2010, près de 60 millions de subventions aux deux églises protestante et catholique;
- la commune de Vevey elle, a dépensé, en 2010, 644'000.– pour l'entretien des lieux de culte, le matériel, les salaires des concierges et des organistes de ces deux églises. [4]

Ces sommes sont à peu près les mêmes d'année en année. En moyenne, chaque habitant de Vevey, quelle que soit sa religion ou son absence de religion, donne donc sans condition 120.-- par an à ces deux églises. [4] La polémique n'est-elle pas inversément proportionnelle à la somme en jeu ? 1fr.70 par an et par habitant de Vevey, est-ce vraiment trop pour permettre à 10% de la population de pratiquer sa religion dans des conditions décentes ?

Et maintenant ?

Sauf surprise, la voie du prêt semble durablement bouchée. Peut-on trouver une issue, en considérant le tout d'un oeil neuf ? On attendrait en tout cas que des propositions sérieuses viennent de ceux qui ont défendu la non-entrée en matière !

Le recours à des subventions pour transformation et respect des normes écologiques et énergétiques a été évoqué. Mais ces subventions sont des aides à la transformation, dont le propriétaire doit prendre en charge la plus grande partie. On voit mal, quelle que puisse être le bienveillance de la commune, pour ne rien dire de celles du Canton ou de la Confédération, que de telles subventions parviennent à couvrir la totalité des coûts. Au mieux pourrait-elle diminuer la somme nécessaire à… emprunter. Mais la question resterait: avec ou sans intérêt ?

Autre possibilité évoquée, le rachat des locaux par la commune à la Fondation. Les liquidités ainsi dégagées lui donneraient les moyens de la transformation, et un contrat de bail à long terme, voire un droit de superficie pour une durée à définir (99 ans est d'usage courant) garantirait à la Fondation la pérennité de l'utilisation des surfaces nécessaires au lieu de culte. Pourrait s'y ajouter, selon des formes juridiques à trouver, la possibilité de rachat progressif, ou de droit de rachat prioritaire au moment où la Fondation disposerait de la somme nécessaire. Evidemment, cette proposition se heurte à la difficulté pour la communauté, qui s'est saignée aux quatre veines pour acheter les locaux, de les revendre maintenant !

Il reste en tout cas à tous ceux qui ont bloqué ce préavis tout en proclamant leur bonnes intentions d'en faire la preuve ces prochaines semaines.

 

1. Le rapport de la majorité de la commission en page 3 rend clairement compte de cet emprunt bancaire, de ses raisons et des circonstances d'urgence (défection d'un donateur et risque de perdre la somme de 200'000.– déjà versée pour l'option d'achat) qui l'ont rendu licite au regard des règles islamiques. Mais certain·e·s semblent tardivement le découvrir, comme si ce fait avait été caché (par exemple 24 heures du samedi 25 juin).

2. Voir Wikipedia, Intérêt, points de vue religieux, «De l'unanimité des savants musulmans, les pratiques de la finance islamique actuelle sont jugées non conformes aux préceptes de l'Islam».
Et aussi la lettre que le «Suisse, docteur en droit, Sami Adleeb» a adressée aux conseillers communaux, qui affirme en son 2e paragraphe, que « la raison invoquée par la communauté musulmane [pour vouloir un prêt sans intérêt] dans le préavis est erronée». Or si l’on est un tout petit peu attentif à ce qu’il écrit, et qu’on dépasse ce 2e §, on se rend compte qu’en fait, il donne quant au fond raison à ladite communauté. En effet, il confirme que la religion islamique interdit bel et bien le prêt avec intérêt. Puis nous signale que, comme dans les deux autres religions du livre, juifs et chrétiens, certains musulmans ont trouvé des accommodements avec leur religion. Mais, souligne-t-il, de hautes autorités en matière d’Islam «n'hésitent pas à parler de tromperie sur les termes» quant aux dites «banques islamiques». Ainsi, de l’avis même du docteur Adleeb, il n’y a donc pas d’autre choix pour une communauté qui se voudrait respectueuse de sa religion que le prêt sans intérêt.

3. Voir Wikipedia, Intérêt, points de vue religieux

4. Au niveau cantonal, exactement 35,5 millions pour l'Eglise évangélique réformée et 23,6 millions pour l'Eglise catholique; au total 59,1 millions, soit 83 fr.45 par an et par habitant·e du Canton.
Au niveau communal, total des chapitres 841 Eglise évangélique réformée (257'157,35 net) et 842 Eglise catholique (394',225.–) des comptes communaux. Moins 6240,50 qui vont à l'Eglise évangélique de langue allemande et 674,15 qui vont à la Communauté israélite de Lausanne et du Canton de Vaud, soit 35.– par habitant·e de Vevey.
Total 118 fr.19.

 

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